CONTRIBUTION : Ne pas faire basculer le Sénégal dans l’illibéralisme
Par Salif SOW
« Que les militants de Pastef mettent sur pied des comités de défense de la révolution. Il faut écraser la démocratie pour imposer sa révolution. Il faut que le Pastef finance ses influenceurs et laissent ses militants continuer à insulter sur les réseaux sociaux. » Ces propos de l’imam Mouhamadou Bamba Sall sont graves pour la stabilité et l’unité nationale. Ils appellent à étouffer toutes les voix discordantes dans un pays qui a fait sienne la démocratie et la compétition électorale ouverte. D’ailleurs, c’est parce que le Sénégal est une grande démocratie que son parti est arrivé au pouvoir après avoir vaincu le candidat de l’ancien régime. Le Sénégal s’honore d’être une démocratie et devrait en toutes circonstances le rester, au moment où dans la sous-région est l’objet de putschs militaires dont les auteurs se maintiennent au pouvoir hors de tout cadre légal.
L’imam Sall prône dans un pays libre, qui a élu démocratiquement un pouvoir, un retour en arrière inacceptable. Il ne le sait peut-être pas mais l’imam Sall est dans la logique de faire du Sénégal une démocratie illibérale. Une démocratie illibérale, c’est un pays où les élections sont organisées, où une presse survit tant bien que mal, où on
note l’existence d’une société civile. Mais dans ces modèles tous les espaces de respiration démocratique sont atrophiés voire rétrécis pour laisser un pouvoir puissant dérouler son agenda. Ce type de démocratie a des instincts autoritaires et promeut un recul des libertés au motif d’une meilleure efficacité économique.
En science politique, l’illibéralisme est défini comme un modèle de démocratie qui ignore les limites constitutionnelles, revient sur certains fondamentaux de l’État de droit, met en exergue un face-à-face entre citoyens tout en exacerbant les divisions ethniques, politiciennes ou religieuses. Il ne s’agit pas d’une dictature ou d’une autocratie comme celle qui sévit en Russie de Vladimir Poutine, mais d’une forme de gouvernement qui porte les habits d’une démocratie tout en niant son côté libéral au sens politique hérité des Lumières.
Des modèles politiques illibéraux ont récemment étaient expérimentés dans des pays occidentaux jadis démocratiques comme l’Italie, les Etats-Unis, le Brésil, l’Inde, la Pologne ou la Hongrie. Dans tous ces pays, les libertés ont été érodées par une puissance publique qui n’hésite pas à modifier les lois ou à les interpréter pour satisfaire son agenda. En Pologne, le parti Droit et Justice des frères Kaczyński a incarné jusqu’à la caricature l’illibéralisme dans une union Européenne dont la démocratie est le principal horizon. Le parti a gouverné la Pologne entre 2015 et 2023 sapant des fondamentaux de l’État de droit sous le régime de Andrzej Duda.
La démocratie illibérale s’incarne dans des figures comme celles de Bolsonaro, Salvini, Orban, Trump, Modi…Au Sénégal, si nous suivons la logique de l’imam Sall, elle s’incarnerait à travers le modèle de Pastef au pouvoir. Sauf que ceci n’est guère souhaitable au regard de la ferveur démocratique qui a porté Diomaye Faye au pouvoir, mais aussi de la trajectoire du Sénégal, géant démocratique dans une sous-région gangrenée par le putschisme sur fond d’instrumentalisation d’un désuet ressenti colonial.