Les voitures volent, les robots marchent comme des chiens, les avatars présentent les journaux télévisés. À Genève, dans l’immense hall du Palexpo, le futur a déjà commencé. Mais pour Doreen Bogdan-Martin, ce vertige technologique appelle une réponse urgente : remettre l’humain au centre de la révolution de l’intelligence artificielle.
Par Idrissa NIASSY
La Secrétaire générale de l’Union internationale des télécommunications (Uit), Doreen Bogdan-Martin, a fait savoir lors de l’ouverture du Sommet mondial, intitulé «L’IA au service du bien », qui réunit cette semaine des experts de plus de 40 institutions onusiennes, en partenariat avec le gouvernement suisse, que le vrai danger, ce n’est pas que l’IA élimine l’humanité. «Le vrai danger, c’est la course à son déploiement généralisé, sans avoir pleinement mesuré ce que cela implique pour les êtres humains et pour notre planète», a-t-elle estimé.
Face aux milliers d’innovations générées ces derniers mois, la pléthore de « bots » capables de gérer des ordinateurs, réserver des vacances ou prendre des décisions à notre place, la dirigeante de l’Uit a dressé un tableau à la fois captivant et troublant. « Nous avons déjà vu des prototypes d’IA avancée apprendre à tromper leurs propres concepteurs afin de préserver leurs objectifs. C’est un avertissement glaçant », alerte la Secrétaire générale de l’Union internationale des télécommunications.
« Mais plus encore que les risques techniques, c’est l’injustice croissante qui inquiète », ajoute-t-elle. Parmi les risques les plus graves, et qui, avoue-t-elle, «m’empêchent parfois de dormir, figure celui de laisser les plus vulnérables encore plus en arrière, alors que 2,6 milliards de personnes n’ont toujours pas accès à Internet».
Face à cette fracture numérique abyssale, Doreen Bogdan-Martin a plaidé pour un triple chantier : compétences, gouvernance, normes. Car « la vitesse et la puissance ne sont qu’une partie de l’histoire », a-t-elle martelé. L’essentiel, selon elle, réside dans la compréhension collective des enjeux. « Nous devons enseigner, en particulier aux jeunes, à faire la différence entre performance et compréhension, entre fluidité et vérité, entre corrélation et causalité ».
Elle a salué les efforts en cours, citant notamment la coalition mondiale pour les compétences en IA, qui rassemble plus de 50 partenaires autour de l’accès à la formation, de l’école primaire à la formation continue. Mais les compétences ne suffisent pas. Encore faut-il un cadre. Et là, les chiffres sont sans appel : «85 % des États membres de l’Uit n’ont ni stratégie ni politique en matière d’IA ». Une réalité qui menace d’approfondir les écarts au lieu de les combler. Ces lacunes représentent un risque mondial : celui d’aggraver les fractures numériques existantes, et d’en créer de nouvelles.
Pour illustrer le gouffre entre l’innovation et la réalité du terrain, elle évoque une application de reconnaissance d’images utilisée en Afrique de l’Ouest, qui échouait systématiquement à identifier le bétail. Raison ? Le système avait été entraîné sur des races européennes. «Sans contexte, l’IA est vouée à l’échec», a-t-elle déclaré. C’est pourquoi l’UIT mise sur une gouvernance inclusive, ancrée dans les besoins locaux, et adossée à des normes techniques partagées. Plus de 150 normes liées à l’IA ont déjà été publiées par l’organisation, et une centaine d’autres sont en cours. « Les normes ne doivent pas être perçues comme des freins à l’innovation. Elles sont le socle des progrès réels que la génération IA est en train de construire ».